Introduction
Avant de vous lancer dans votre lecture, laissez-moi l’introduire un peu.
Ce texte date d’octobre 2019. Il a été écrit pour un concours que je n’ai pas gagné. Et c’est normal. À l’époque, j’avais du mal à me relire. Un peu par flemme, je l’avoue, mais aussi parce que ça me semblait une montagne infranchissable. Du coup, la moitié du texte était au présent et l’autre au passé. Je souffrais également du syndrome de l’imposteur. Je vous en parlerai plus longuement dans un autre article.
En retrouvant ce texte, je me suis sentie fière. J’ai corrigé ce qui n’allait pas et vous allez maintenant pouvoir le lire.
Mais avant, un petit trigger warning : cette nouvelle parle de dépression et de tentative de suicide. Si vous y êtes sensible, passez votre chemin.
Pour les autres, bonne lecture ! Et n’oubliez pas, si le texte vous a plu, partagez-le et mettez un petit commentaire.
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En route pour le texte
Il n’y a qu’un pas à faire, et je tombe. Il n’y a qu’un pas à faire, et je ne fais plus partie de ce monde. Et si je me ratais ? Si je me réceptionnais beaucoup trop bien ? Si je devenais une de ces miraculées tétraplégiques que tout le monde applaudit d’être en vie ? De combien de mètres faut-il sauter pour être sûr de ne pas se louper ?
Mes pieds sont sur le bord de ce pont. J’ai déjà passé la balustrade que mes mains en arrière tiennent encore. Je suis penchée en avant. Je sens le poids de mon corps m’attirer vers le fond de cette crevasse. Ou est-ce mon regard ? J’ai envie de lâcher, vraiment, mais mes mains, telles des serres, me retiennent à ce pont et à ma vie. Pourtant, j’ai beau me répéter que ma vie est déjà terminée, que je ne suis qu’une morte dont le cœur bat encore, elles ne veulent pas me croire. Elles ne veulent pas lâcher cette rambarde. Et je sens tambouriner dans ma poitrine. Je halète, mais je n’ai pas peur. Je ne peux pas avoir peur. Il s’agit de la meilleure décision que j’ai prise. J’ai tout laissé derrière moi, je n’ai plus qu’à lâcher et je serais libérée. J’aspire tellement à cette liberté. Je voudrais être en paix, une bonne fois pour toutes. Mais je suis trop lâche pour réussir à franchir le pas. Je manque de courage. Je n’ai pas peur de mourir. J’ai peur de rester en vie. J’ai peur de finir ma vie de manière plus douloureuse que ce n’est déjà le cas.
Je ferme les yeux et me concentre sur mes sensations. La pluie chaude d’été coule le long de mon dos. Malgré sa température, elle me glace. J’ai les orteils engourdis.
Lâcher, c’est tout ce qu’il me reste à faire. J’ai déjà accompli le plus difficile. Je n’ai plus qu’à lâcher. Courage. Tout va bien se passer. Arrivée en bas, tu seras libérée.
Un bras me ceinture et me plaque contre la rambarde. Il ne pleut plus ? Non, je suis sous un parapluie.
— C’était moins une ! Vous auriez pu tomber, s’exclame une voix grave qui tente de cacher sa peur par de l’assurance un peu mal jouée.
— C’était l’idée, oui.
Je ne lui accorde aucun regard. Je suis furieuse contre lui. Il a empêché mon dessein, pour qui se prend-il ? Sont-ce ses affaires ? Nous ne nous connaissons pas, pourquoi interfère-t-il dans mes décisions ?
— Une aussi jolie fille que vous souhaiterait en finir ?
— Je ne vois pas ce que la beauté vient faire là-dedans.
Qu’il m’énerve ! Je ne lui ai rien demandé. Comment sait-il d’ailleurs à quoi je ressemble ? Que je sache, il se trouve dans mon dos. Je connais des personnes au dos fort agréable et à la face plus abstraite.
— Vous avez raison, la beauté n’entre pas en ligne de compte. Je voulais juste vous faire un compliment.
— Je ne vous y ai pas autorisé.
Il rit. Il a ce genre de rire qui vous donne envie de participer. Un rire franc et sincère. Mais pas un rire trop bruyant qui vous empêche de profiter du film au cinéma. Pas non plus le genre de rire dont on se moque. Non, simplement le rire d’un ami à qui vous avez raconté une bonne histoire.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, sifflé-je entre mes dents.
— Pardonnez-moi, je ne ris pas de vous. J’ignorais qu’il me fallait une autorisation. Vous m’avez surpris.
— Vous m’avez surprise également. Lâchez-moi que je puisse m’en aller.
— Je veux bien vous lâcher, mais uniquement pour que vous descendiez de ce pont.
— C’est bien l’idée.
— De ma manière, pas de la vôtre.
Je pousse une exclamation d’énervement, lui montrant clairement que je n’ai pas l’intention de venir avec lui. Il le comprend, et resserre son étreinte. Je l’entends prendre une grande inspiration. Me reniflerait-il ?
— J’ai de la chance, vous sentez bon.
Quel genre de fou aborde les demoiselles de la sorte ? Il éclate de nouveau de rire.
— J’ai dû vous paraitre bien étrange. J’ai ce défaut de dire un peu ce qui me passe par la tête. Voyez-vous, je vous ai choisie.
— Choisie ?
— Oui. Vous êtes celle qui deviendra ma femme.
Mon souffle se coupe. Les larmes me montent aux yeux. Elles coulent sans que je ne puisse les retenir. Le voudrai-je seulement ? Tout penaud, inquiet, il réagit :
— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous faire de la peine. Ma bouche a tendance à parler plus vite qu’elle ne devrait.
— C’est votre langue la fautive, vous devriez la mordre.
Il laisse échapper un petit rire.
— Vous voyez, votre humour vous rend adorable. Vous m’avez fait craquer.
— Vous ne me connaissez même pas.
— Et je ne pourrais jamais vous connaître si vous sautez. Laissez-moi vous offrir un café que je me fasse ma propre idée à votre sujet.
— Vous êtes un mystère pour moi.
— C’est pourquoi je souhaite vous connaître.
— Non, je veux dire que je ne vous comprends pas. Vous m’empêchez de sauter, me serrez contre vous, me complimentez, me sentez, m’affirmez que vous voulez m’épouser, et tout cela avant même d’avoir vu mon visage.
— Je n’en ai nul besoin. Je sais que vous me plairez.
— Qui êtes-vous ?
— Je ne suis qu’un homme qui tente de sauver une femme d’un destin tragique.
— Alors vos mots doux n’ont que ce but ?
Pourquoi me sens-je vexée ? Après tout, moi non plus, je ne le connais pas. Me serais-je surprise à croire à ses douces paroles ? Ou reflète-t-il des déceptions amoureuses passées ?
— Je vous promets que non. Laissez-moi vous offrir quelque chose de chaud à boire et je vous en convaincrais.
— Je ne connais même pas votre nom.
— Andréa.
— Comme le chanteur ?
— Exactement.
Prudemment, je me retourne. Nos visages sont proches l’un de l’autre, mais je peux tout de même voir de magnifiques yeux bleus clairs et de belles boucles blondes encadrer un visage aux traits fins. Si Cupidon était un homme, je pense qu’il lui ressemblerait.
Il m’attrape les coudes et m’aide à passer la balustrade. Puis, il passe sur mes épaules sa veste. Je me sens déjà me réchauffer. Et il m’emmène au café d’en face. Je commande un chocolat viennois et lui une version caféinée. Pendant que nous attendons nos boissons, nous ne parlons pas. Je regarde autour de moi. Les gens rient, parlent, se disputent même. Ils ont une vie, et je suis témoin d’un pan de celle-ci. Andréa, lui, ne cesse de me regarder. Je sens son regard épouser chacun des pores de ma peau, comme une douce caresse. Mais que fais-je ? Il y a quelques minutes à peine, j’étais prête à mettre fin à mon existence, et me voilà qui apprécie d’être regardée. J’étais si déterminée, comment a-t-il pu m’ébranler de la sorte ?
Le serveur dépose devant nous les deux gourmandises. Je déguste un peu de chantilly, mon péché mignon, et je romps le silence.
— Alors, dites-moi, Andréa, que faites-vous dans la vie à part empêcher des étrangères de se suicider ?
J’y suis peut-être allé un peu fort. Le pauvre garçon a sûrement cru bien faire. Il n’imaginait certainement pas que ma vie était terminée.
— Je ne pense pas que vous souhaitiez mourir.
— Et pourquoi donc ?
Encore une fois, il m’énerve. Je le défends mentalement et lui me provoque verbalement. Comment peut-il s’imaginer savoir quoi que ce soit à mon propos ?
— Je pense que si vous souhaitiez mourir, vous auriez trouvé une manière de le faire où personne n’aurait pu vous sauver. Lorsqu’une personne prévient qu’elle va se suicider, c’est en fait qu’elle veut être sauvée.
— Vous n’imaginez même pas à quel point vous vous trompez. Je suis allée sur ce pont, car c’est la manière que j’ai choisi pour mourir. Je n’ai pas voulu avaler une pharmacie ou me mettre une balle en pleine tête, j’ai voulu sauter sans parachute. Un dernier coup d’adrénaline avant de partir rejoindre les cieux.
— Vous ne devez pas beaucoup vous aimer pour avoir envie de partir ainsi.
À nouveau, il me coupa le souffle. Qu’est-ce que l’amour propre venait faire dans cette histoire ?
— De toute façon, ma décision est prise. Vous ne pourrez m’en empêcher. Vous avez juste retardé l’inévitable. J’ai eu de longues heures pour réfléchir à la manière dont je voulais partir. C’est ainsi que j’ai choisi. Alors chaque matin je viendrais sur ce pont. Chaque matin, je passerais cette balustrade. Et si au coucher du soleil, je n’ai pas réussi à trouver le courage de sauter, je rentrerais. Mais dès le lendemain, je reviendrais.
— C’est là la punition que vous vous êtes trouvée ? Ou votre vie n’a-t-elle pas assez de saveur ?
— Ma vie est bien trop salée à mon goût.
— Vous faites partie de ces gens qui pensent qu’elle ne peut rattraper un plat trop salé ?
— Vous faites partie de ces gens qui n’ont jamais mis les pieds dans une cuisine ?
Il rit. Il m’énerve et je l’amuse. Je sirote mon chocolat. La chaleur m’envahit depuis l’intérieur. Je sens son parcours dans mon corps jusque dans mon estomac. J’ai toujours aimé cette sensation. Je suis prise d’une quinte de toux. Je porte mon mouchoir à mes lèvres. Andréa se lève, inquiet. Je fais un signe de la main pour le rassurer, mais le voilà qui me tape dans le dos pour m’aider à faire passer une hypothétique goutte tombée dans le mauvais trou. Je m’essuie les lèvres et range mon mouchoir rouge dans ma poche.
— Attention lorsque vous buvez, ce serait trop bête d’être sauvée de la chute pour mourir étouffée.
— On m’a dit une fois qu’une fausse route arrive lorsque le cerveau se déconnecte juste un instant. Un simple instant suffit pour que tout s’effondre.
— Je ne pense pas que votre cerveau soit défectueux.
— Et qu’en savez-vous ?
— Vous me semblez tout à fait saine d’esprit.
— Cela n’a rien à voir. On peut être folle et en pleine santé, ou à l’article de la mort et avoir la psyché qui fonctionne parfaitement.
— Je vous trouve merveilleuse. Parfaite même.
Et le temps fut suspendu une fois de plus.
— Vous pleurez ?
Je l’ignorais.
— Pardonnez ma langue.
Pourquoi dit-il toujours les choses auxquelles je m’attends le moins ?
— Retenez-la, s’il vous plait. Elle ne devrait pas parler à tort et à travers.
— Pourtant elle pense tout ce qui lui échappe.
— Mais taisez-vous, pitié. Vous ne savez pas de quoi vous parlez.
— Détrompez-vous. J’ai aimé plus d’une fois dans ma vie. J’ai bien vécu, je n’ai pas à me plaindre. Pourtant, je n’ai jamais ressenti pour personne ce que je ressens pour vous. Vous me faites tourner la tête. Depuis que j’ai aperçu votre silhouette sur ce pont, mon cœur s’est emballé. Lorsque je vous ai entendu parler, chaque mot m’a fait chavirer. Vous me faites souffrir de vouloir votre mort. Et c’est moi qui vais finir par mourir tant mon cœur battra pour vous.
Théo ne m’avait jamais dit pareils mots. Personne d’ailleurs. Se pouvait-il qu’il soit tombé amoureux de moi si facilement ? Et puis quoi ? Je devrais laisser tomber tous mes projets simplement parce qu’un homme me déclare de belles intentions ? J’ai dû faire tellement de sacrifices et de choix douloureux pour me retrouver sur ce pont. Il n’a pas le droit de me faire renoncer à tout, simplement parce que je l’enivre.
— Je ne vous demande pas de ressentir la même chose pour moi. Je ne peux d’ailleurs pas m’imaginer qu’un tel amour puisse être à sens unique. Je suis convaincu que nous sommes faits l’un pour l’autre. Et je saurais te le prouver.
— Tu ne me vouvoies plus ?
— Toi non plus. Quand on s’est fait pareille promesse, il est peut-être temps d’arrêter de se parler comme des étrangers.
— Mais c’est tout à fait ce que nous sommes.
— Nous avons toute la vie pour nous connaître.
— La mienne n’est plus très longue.
— Je saurais te convaincre de rester à mes côtés jusqu’à ce que la faucheuse vienne te voir naturellement.
— Même si cela signifiait souffrir ?
— J’effacerais tous tes chagrins.
— Comment peux-tu avoir autant confiance en toi ? Tu parles avec tant d’assurance. Tu t’imagines que je vais venir où tu voudras, que je renoncerais à ma vie pour toi.
— C’est tout le contraire, je souhaiterais que tu la conserves pour moi.
— Tu ne cesses de jouer sur et avec les mots. Je n’ai pas la carrure pour tenir la distance. Et finalement, que sais-tu de moi, mis à part que tu me trouves belle et que tu penses que tu peux m’empêcher de faire le grand saut ? Tu ne connais même pas mon nom.
— Qui a besoin d’une étiquette ? Ce nom que tes parents ont choisi pour toi à ta naissance, s’il était différent, ne serais-tu plus toi ? Ce chocolat que tu aimes tant te ravirait tout autant sous un autre nom. Aussi, peu importe ton matricule, tu resteras la perfection qui se tient face à moi.
— Est-ce un hommage ou un plagiat de Shakespeare ?
Il sourit. Mon cœur bondit. Comme je suis faible ! Quelques belles paroles et me voilà qui fonds face à cet inconnu.
— Chaque fois que je te teste, tu remportes la meilleure note. Toutes tes paroles ne font que me conforter dans mon choix.
— Et moi ? N’ai-je pas le choix ?
— Il faut vivre pour choisir. Les morts n’ont plus le luxe du choix.
Touchée. Je finis mon chocolat. Il rit. Je le vois prendre sa serviette et éponger ma lèvre supérieure. Et tout ce temps où il me toucha, mon estomac se noua, mon cœur palpita. Je l’imagine renverser la table et m’embrasser fougueusement. Mais il reste très chaste, très sage. Il se contente de simplement me rendre digne. J’ai si longtemps désiré un homme comme lui. Un homme qui saurait murmurer au creux de mon oreille les mots qui me feraient remettre en question toutes mes convictions. Un homme qui me ferait sentir femme. Un homme qui me transporterait. Mais j’ai dû apprendre à me contenter de ce qui me fut accessible. Pourquoi lorsque j’ai envie de tracer un trait sur mon existence, l’homme dont j’ai rêvé toute ma vie apparait-il enfin ?
Pardonne-moi Théo. Le cadavre de notre relation est encore chaud et déjà un autre que toi fait s’emballer ce petit animal sauvage qui se cache dans ma poitrine. Je ne t’oublie pas, je me libère de toi. Je m’autorise, pour cette nuit du moins, à rêver de quelqu’un d’autre.
Andréa appelle la serveuse et paye. Il ouvre sa main face à moi afin que je m’y appuie pour me lever. Qui a dit que le romantisme était mort ? Cette main tendue, c’est une invitation à le suivre. Une autorisation à vivre une nuit de plus. Un pas de moins vers ma destinée. Ce matin, j’étais résolue à mourir. Ce soir, j’ai envie de vivre encore juste un peu. Un instant de plus. Une seconde dans la vie de l’Univers. Que dis-je, un fragment de seconde. Vivre pour aimer, juste un peu. Personne n’avait jamais réussi à me faire changer d’avis. Ma mère avait toujours cru bon de signaler à tous ceux qui entraient dans ma vie que lorsque j’avais une idée en tête, je ne l’avais pas ailleurs. Je n’avais pas changé d’avis. Ma mère n’avait pas tort. J’avais juste retardé mon jugement. Je me laissais un court répit. La journée fut éprouvante. Mon pont sera toujours là demain. Et tous les autres jours. J’avais réussi à passer la balustrade alors qu’il y avait des semaines que je restais de l’autre côté. Il y a un mois encore je m’asseyais dans ce même café et je fixais mon point de chute sans arriver à m’en approcher. Je n’avais jamais été aussi près de sauter. Alors, un jour de plus ou de moins, qu’est-ce que cela changeait ? Je n’avais qu’à prendre cette escapade comme le dernier repas d’une condamnée à mort, puisqu’après tout, quoi qu’il arrive, c’était ce que j’étais. Je n’étais qu’une morte encore vivante. Et chaque seconde qui passait me rapprochait davantage de mon destin. Ce n’était pas parce que je me condamnais que je n’avais pas le droit de profiter des derniers instants ? Qui me blâmerait de vouloir une dernière fois ressentir l’euphorie de l’amour ? L’allégresse de la tendresse ? La douceur des mots doux. Cet homme qui avait prolongé mon sursis était ce qui m’était arrivé de plus beau depuis si longtemps. Peut-être était-il un dernier cadeau de la vie ? Qui étais-je pour refuser à Dieu l’un de ses présents ? J’ai droit à cet instant de bonheur. Le Ciel me le doit bien ! Je n’ai jamais été méchante, c’est même tout le contraire. Je n’ai mérité aucune des épreuves que je traverse. Qui étais-je dans une vie antérieure pour avoir un tel karma ? J’aurais dû vivre le conte de fées auquel j’aspirais étant enfant. J’aurais dû vivre heureuse jusqu’à la fin des temps. Je ne devrais pas avoir vingt-cinq ans et penser à mon épitaphe. Je devrais être tellement insouciante. Faire des études, ou commencer la vie active. Tomber amoureuse et me préparer à enfanter. Mais jamais je n’aurais d’enfant, et ce sera mon plus grand regret. La Vie n’a pas voulu que je sois mère. Elle ne m’en a pas donné la capacité. J’ai dû choisir entre ma santé et ma maternité. J’aurais tellement aimé être maman. Tout le monde peut être mère, mais peu de femmes arrivent à devenir mamans. Enfant, j’étais pleine de convictions sur l’éducation. J’aurais fait une maman aimante. Sévère, mais juste. J’aurais eu cinq enfants. Maya, Liam, Loona, Jemy et la petite Cassandra. Nous aurions été heureux tous les sept dans notre grande maison avec un jardin, un chien, deux chats, trois poissons et quatre perruches. La maison aurait été animée du lever au coucher. Le soir, nous nous serions allongés dans notre lit dans l’espoir de nous poser quelques instants avant nos activités nocturnes, mais nous nous serions endormis, épuisés de nos tornades. Et chaque matin, de jolies voix d’enfants nous auraient éveillées.
Voilà la vie que j’aspirais à avoir et qui me serait à jamais refusée. Les gens et même le Destin avaient choisi pour moi. Le dernier choix qu’il me restait était la façon dont j’allais mourir. Je tenais à ce choix. Alors cette nuit ne serait qu’un sursis. Demain, je serais sur mon pont. Andréa serait ma dernière friandise avant la fin. Une récompense pour avoir été si forte. Parce qu’il en faut du courage pour se tuer. Les gens s’imaginent que c’est le choix facile. Ils ignorent à quel point c’est effrayant. La religion te pousse à croire que ce qui t’attend te punira si tu franchis le pas. Les yeux inquisiteurs te jugent pour ce choix. Mais le geste le plus lâche serait de rester et de laisser tomber. De me laisser aller à la dépression pour mourir d’avoir trop peu mangé. Je fais le choix de prendre ma vie en main. Ma vie. Si elle est à moi, je peux choisir de quelle manière je la quitte, non ? C’était rhétorique, je n’attends aucune réponse. Ma décision n’est pas désespérée. Elle est murement réfléchie. Peut-être me réincarnerai-je en un beau bébé en pleine santé dans une famille qui ne manque de rien et vivrais-je la vie qui m’était due ?
J’attrape la main d’Andréa. Il me fait visiter le quartier, me parlant de son histoire. Il semble passionné. Je l’écoute attentivement. Puis il m’emmène manger dans un petit restaurant sophistiqué. Je passe une soirée si agréable. Une soirée comme je n’en ai jamais vécu. Et sur le chemin du retour, je n’ai pas envie de me séparer de lui. Il me reconduit jusqu’à mon hôtel et dépose un baiser sur ma main.
— Tu ne veux pas monter ?
— J’ai tout le temps de monter.
— Tu sais bien que non. Demain sera le grand jour.
— Tu m’as prévenue que chaque matin tu reviendrais. Alors, sache que chaque jour je trouverai un nouveau moyen de t’empêcher de sauter. Et petit à petit, tu reculeras, jusqu’à ce qu’un jour tu ne reviennes plus sur ce pont. Ce jour-là, j’aurais accompli le but de ma vie.
— Tu rêves petit.
— Bien au contraire. Je rêve grand. J’ai espoir de faire revenir à la vie une femme qui s’est déjà condamnée à mort.
Je souris et commence à m’avancer vers l’entrée de mon hôtel.
— Une dernière chose. Il faut que je sache. Comment t’appelles-tu ?
Que le sujet l’intéresse m’emplit de joie.
— Je m’appelle Eve.
Tu as écrit ça à quel âge ? Ce que je veux dire par là, c’est que tu pourrais l’avoir écrit à 10,15,20,25 ans… c’est très bien. Une histoire au début dramatique et à la fin romantique. Juste une question : qui est Théo ?
Je l’ai écrit à 28-29 ans.
Merci ma puce
Théo est suggéré comme étant son ancien compagnon.